André – 1
Il avait encore aperçu plus d’une fois d’autres hommes, parfois à pied, mais le plus souvent montés sur des animaux énormes qui faisaient résonner le sol en le frappant de pattes terminées par des ongles épais. Il les avait toujours évités, découvrant mille ruses pour passer inaperçu. Ces hommes étaient trop différents de lui, avec leur peau noire.
Au début, il avait cru qu’ils venaient de creuser une galerie quelque part. Il lui était arrivé dans le passé de se trouver, à la fin d’une veille de travail, couvert d’une poussière foncée qui le rendait presque invisible dans la pénombre des couloirs. Quand son équipe revenait ainsi d’un chantier, on ne voyait que le blanc de leurs yeux, et leurs dents, s’ils souriaient ou se mettaient à parler. Il fallait passer par l’une des sources pour se débarbouiller dans l’eau glacée avant de retrouver figure humaine.
Mais une fois, il avait vu ces hommes noirs se plonger dans l’eau glacée d’un torrent et rester noirs en ressortant. Il avait compris que ce n’était pas la crasse qui les faisait ainsi, mais une particularité de leur épiderme.
Ce n’était pas suffisant pour en faire des monstres repoussants : certaines bandes éducatives découvertes dans sa jeunesse mentionnaient des hommes à la peau noire, il venait de s’en souvenir. Cependant, il éprouvait une grande prudence vis-à-vis de tout le monde extérieur et avait décidé d’attendre pour se montrer à ces cavaliers ou à ces piétons.
Il logea une nuit de plus à l’abri d’un épais fourré et découvrit le lendemain matin un paysage d’un blanc étincelant où tous les détails étaient noyés par une poudre qui fondait au contact des doigts et se transformait en eau. C’était froid, comme l’air ambiant, et il ne roula pas sa couverture lorsqu’il se mit en marche, préférant la poser sur ses épaules.
*
Il suivait le cours d’une rivière large d’un peu plus de vingt pas. Au début, elle n’avait taillé qu’un sillon peu encaissé dans le plateau, mais celui-ci s’était lentement élevé et il se sentait presque enfermé par les deux coteaux, alors qu’il disposait en fait de bien plus d’espace que ce qu’il avait connu durant toute sa vie antérieure parmi les Survivants ou les Éboueurs. Il s’arrêta un instant, frappé par une idée : la surface était un monde immense, et rien parmi les leçons qu’il avait reçues quand il était enfant ne permettait de se faire une idée de la dimension de ce phénomène. Il se demanda comment il ferait, si, par miracle il revenait dans les couloirs, pour faire comprendre cette surface à ses frères. C’était une tâche impossible !
La vallée tournait et il découvrit de nouveaux pans de forêt où le feuillage des arbres semblait noir par contraste avec la neige blanche. Il découvrit au loin quelques points mobiles qui pouvaient être des animaux ou des hommes, et entreprit de se rapprocher de la colline de gauche, la plus proche. Si les points en question devenaient des hommes noirs en se rapprochant, il voulait pouvoir bondir à l’abri des arbres en quelques pas.
Il marchait courbé pour être moins visible, mais, après un instant d’hésitation, avait renoncé à se mettre à ramper sur le sol : les points étaient encore bien loin et la neige était trop froide. Et puis, les premiers arbres n’étaient distants que d’une cinquantaine de pas.
Il entendit un craquement derrière lui et se retourna. Rien. La vallée restait figée par le froid dans une immobilité absolue. C’était peut-être, le long de la rive de la rivière, l’eau durcie par le froid qui venait de céder sous le poids d’un petit animal.
Il atteignit les premiers arbres, éprouvant un double soulagement : il se trouvait maintenant presque à l’abri, certainement invisible pour les points qui ne s’étaient toujours pas rapprochés, et les branches ayant filtré la neige, le sol lui semblait moins glacé sous ses pieds.
Il se retourna pour regarder si les points s’étaient rapprochés.
Oui, un peu. Mais ils restaient toujours des points et il ne pouvait dire s’il s’agissait d’hommes ou d’animaux. Ou d’hommes portés par des animaux.
Tout à coup, il entendit un nouveau craquement derrière lui. Il voulut se retourner, mais une lourde masse – un corps ? – en mouvement l’envoya rouler sur le sol. Il se retrouva à terre, le nez coulé dans l’humus glacé, par un poids qu’il ne pouvait ébranler en dépit de tous ses efforts.